Voix d'oracle
A l’occasion de
ma lecture du 6 avril 2010 au Pata’Dôme Théâtre d’Irigny, les organisateurs m’ont
demandé de lire, en plus de mes propres textes, quelques extraits de l’œuvre d’un auteur comptant pour moi. J’ai choisi René Char, l’un des plus grands poètes
français du XXème siècle et l’un des précurseurs de la modernité poétique.
D’abord parce que j’aime sa voix singulière, à la fois si forte et si douce —
cette voix d’oracle faisant vibrer en chacun de nous l’intime écho de l’univers
dont ce voyant considérable, ce magicien des mots, sait transfigurer chaque
paysage. Ensuite parce qu’il m’a beaucoup influencé dans mon écriture, par la
fulgurante concision de sa phrase de foudre — lui qui a notamment donné
toute sa plénitude au fragment — ainsi que par son profond questionnement
du sens du dire. Enfin parce qu’il est l’exemple même de ce que cela veut dire,
selon moi, être poète : un homme d’une exigence sans faille, engagé à la fois
dans la plus solitaire démarche d’écriture et dans les luttes collectives de
son temps — lui qui a pris les armes et le maquis durant la guerre. Mais
ce qui m’a plu d’emblée chez René Char, c’est sa totale liberté dans sa
pratique de l’écriture, liberté qui se traduit par une grande variété dans la
forme. En effet j’aime chez lui ce mélange indifférent de poèmes en vers ou en
prose, de proses poétiques, de fragments méditatifs et d’aphorismes — même si
cette diversité apparente n’exclut pas, bien au contraire, une complète cohérence
d’écriture, le phrasé inimitable de René Char étant partout et toujours le même,
reconnaissable entre tous. Sa modernité réside ainsi notamment dans le fait de
mélanger à de la poésie pure la réflexion sur l’écriture, comme cela se
pratique souvent aujourd’hui (comme chez Patrick Laupin par exemple). Mais sa
modernité tient tout d’abord dans le fait que son œuvre marque une véritable
rupture avec le surréalisme. Car s’il a côtoyé Louis Aragon, André Breton et
Paul Eluard à ses débuts, il a très vite pris ses distances avec ce mouvement pour
se consacrer à l’écriture d’une poésie soucieuse de pur réel. La dimension méditative
de son écriture et le travail important sur le texte qui le caractérisent l’éloignant dès lors totalement de la conception surréaliste de l’écriture automatique où
ne doit s’exprimer que l’inconscient pour produire de l’insolite, atteindre d'autres pans de réalité aux confins de l’imaginaire. Même si sa poésie est parfois obscure, faite d’allusions, de
sous-entendus, d’images, de métaphores et qu’elle fourmille de significations
symboliques à valeur allégorique, elle diffère radicalement du surréalisme en
ce qu’elle tourne son regard vers le réel dans
sa dimension à la fois élémentaire, immémoriale et universelle. Il s’agit alors
pour le poète de saisir l’essence même de ce qui est et de la restituer à
travers des mots à la fois révélés et travaillés à l’extrême, des mots
irradiant la vérité des choses comme par magnétisme. Cela non pas au moyen d’un
langage descriptif, comme s’il observait la réalité à distance, mais à travers
un langage suggestif qui traduit de façon fulgurante la sensation brute en lui
du monde. Monde ainsi révélé dans ce qu’il a de plus profond, au-delà des
apparences, quitte à donner l’impression qu’il est recréé, recomposé, réinventé
par les images et le rythme mêmes du poème. Oui, René Char m’a influencé à la
fois dans mon écriture et dans ma façon de me vivre comme poète, par la grande
modernité de son écriture comme par l’exemplarité de son engagement dans la Résistance
durant la Deuxième guerre mondiale.
Stéphane Juranics,
avril 2010.