La gravité d'écrire ou l'enfance de l'art
Ce qui intrigue d’abord chez Patrick Laupin, c’est l’intime cohérence entre tous ses gestes de langage, malgré la diversité de sa parole, orale ou écrite. Que ce soit dans le mince ruisseau de poèmes au bouillonnement saccadé (Solitude du réel), que ce soit dans des proses poétiques aux eaux plus gonflées (Le jour l’aurore, Le sentiment d’être seul), que ce soit dans des textes de témoignage au long cours (Les visages et les voix, où il restitue le corps et les phrases existés des mineurs du bassin houiller des Cévennes), que ce soit dans le canal sinueux de pages plus réflexives (Le courage des oiseaux, où il nous livre une étude sur la pratique de la lecture et de l’écriture chez des enfants en situation d’impuissance ou de rejet vis-à-vis du langage), que ce soit enfin dans l’averse lucide, le ruissellement ému de sa voix, c’est toujours la même langue fluide, insatiable, aérienne et baroque, à la fois dense et dansante. C’est toujours la même syntaxe libre et parfois déstructurée sans volonté de l’être, comme pour mieux laisser passer l'indéfinissable magma des ressentis et les météores d'intuitives pensées traversant l'atmosphère de l'esprit. C’est toujours la même cadence nécessaire et incessante des mots reçus et donnés comme ils viennent, sans souci des codes ni des politesses verbales instaurés par ceux qu'il appelle les « thésauriseurs du langage ».
Dans l’œuvre de Patrick Laupin, autre chose frappe aussi
d’emblée, c’est l’interrogation constante sur l’énigme même d’écrire ou de
parler. A chacune de ses pages il sait mêler à la poésie
pure et au regard critique sur le monde un discours philosophique sur l’écriture. Comme il le dit lui-même, il a
le souvenir non seulement d’avoir toujours écrit, mais d’avoir été fasciné, dès
sa plus lointaine enfance, par les bâtons d’encre des lettres et par le
mystérieux mécanisme de leur irruption presque incontrôlée sur la feuille blanche.
En filigrane, on
retrouve dans chacun de ses livres un double postulat, celui du rythme et celui
du vide. Le rythme est celui, instinctif, du poème. Il constitue la seule
réponse au mal immémorial d’à peine survivre lorsqu’on vit loin de ce qui
murmure en soi. Selon Patrick Laupin, cela seul peut-être nous sauve, ou nous
perd — ce flot vital des mots issus d’un horizon interne, improbable mais
concret, où l’intuition précède la phrase et la provoque, choisissant elle-même les mots pour se dire. Or c’est au plus près
de l’océan de l’être qu’il s’agit pour Patrick Laupin de se tenir chaque jour.
Dans le texte liminaire du livre de Jean Raine, Désordres consentis, il parle de cet état de celui qui tour à tour
écrit et n’écrit pas, mais s’obstine à rester, comme il le dit, dans « cette disponibilité légère, pleine de rien
faire, toute attentive au grand frisson de fond de mer ». C’est là, sur ce
littoral de sel, qu’il faut défier le vertige, car c’est là que s’éprouvent les
choses au plus nu, au plus seul, au plus vrai. Tout poète le sait bien, c’est
là que l’on se sent « abrité d’humain »,
en amont plus qu’en aval même de toute expression. C’est dans ces profondeurs
de mine où se pose parfois sans recours l’insoluble équation du sens de vivre,
lorsqu’une « eau rugueuse » étouffe
et désaltère soudain. Oui c’est là qu’il s’agit de se risquer, dans cet abysse
d’avant même l’écriture plus que dans l’acte appris et commun d’organiser la
langue, comme il le dit encore dans La
rumeur libre : « Qui croirait
que ce soit là, dans ce vide presque impossible à nommer, qu’il faille se tenir
? »
Ce
mot de « vide » revient souvent dans
la bouche ou sous la plume de Patrick Laupin. Il renvoie d’abord à une attitude
quasi taoïste où toute pensée consciente s’efface un instant avant même le passage en flux du texte. Il renvoie ensuite au caractère insaisissable du
sens qui s’offre à nous, finissant d'ailleurs toujours par échapper aux griffes des lettres « comme de l’air entre les doigts ». Il
renvoie enfin à la conscience, stoïque jusqu’à la folie, de la nature
inguérissablement solitaire et périssable de l’univers. Cela sans crispation
dans l’angoisse, mais en dehors de toute croyance en un quelconque salut pour celui
qui écrit, et en dehors de toute illusion, y compris celle de la maîtrise de son œuvre par l’auteur. En effet, selon Patrick Laupin, nul poète ne saurait sans mentir revendiquer l’entière paternité de ses livres. L'écrivain serait plutôt comme un enfant
aux paumes ouvertes dans le noir, où l’éclat sombre de l’évidence se loverait
un instant, ravivant son rire et l’effroi rebelle de sa voix.
Car dans les livres de
Patrick Laupin, on trouve partout cette revendication de l’intellect et des
sens, cet appel à ne plus refouler la sève endeuillée qu’est la conscience
poétique. Et cela même s’il s’agit seulement de se désaliéner, de ne pas se haïr ni se
résigner, de ne pas se complaire dans la violence aphone de l’Histoire contemporaine.
Contre l’hégémonie de la communication bêtifiante et du verbe mercantile,
Patrick Laupin fustige, par la seule grâce et l’ironie de ses hymnes, le
mensonge médiatique d’un soi-disant bonheur en langue globale ainsi que la littérature
nombriliste et lucrative d’aujourd’hui, celle qui promeut les relents vulgaires
d’un vague à l’âme sourd aux râles muets du réel.
Si l’exigence poétique de Patrick Laupin est sans concession,
sa requête paraît si simple : redonner la parole à la voix, célébrer l’inachevé
parlant comme la nature même, profonde et unanime, du monde et de l’individu.
Et si écrire n’était finalement que cela : ne plus pouvoir remettre à plus tard l'annotation de ce qui en nous cherche à se dire — comme certains enfants
ne peuvent se retenir de tracer les images rougies d'une rumeur gonflant leurs veines. D’autres enfants doivent être aidés, à tout prix, à
bercer de la voix l’ombre de leurs rêves brisés ou de leurs traumatismes.
Patrick Laupin est de ceux qui savent la «
gravité de parler » ou d’écrire, car rien n’est plus indispensable que de
faire naître le geste adéquat de révéler l’intime analogie des sorts en la
formulant chacun pour l’autre et pour soi. Pour lui rien n’est plus difficile
qu’écrire puisque rien n’est plus impossible, justement, qu’être soi. Et rien
n’est plus enfantin, rien n’est plus facile : il s’agit de se blottir là, comme
aux premiers jours, dans son propre puits creusé par le souffle du ciel vide. Il s’agit de plonger les lèvres dans l’encre profonde jaillie parfois telle une source. Après tout, et si écrire n’était qu’un
jeu ? Et si écrire n’était rien ? Rien moins que redevenir enfant par l’art ?
Rien moins que l’enfance de l’art ?
Stéphane Juranics,
décembre 1999.
décembre 1999.
Texte lu en public par Stéphane Juranics en présentation de Patrick Laupin,
invité par
l’association Poésie-Rencontres à la Condition des Soies (Lyon) le 17 décembre
1999.
Extrait de courrier à propos de « La gravité d’écrire ou l’enfance de l’art »
(texte envoyé à Patrick Laupin en novembre 2009)
« Oui c’est ça, Stéphane, j’aimerais donner corps et voix, mobile, spacieux, sensuel et silencieux, aux constituants dérobés de la parole — merci de me permettre de retrouver en lisant cette belle étude, nette, située, qui ne parle pas pour rien dire, ne se perd pas dans les pièges figurés de la pensée, de retrouver donc la mobilité si vive de ton intelligence sensible et la pente poétique, pleine d’alarmes mais sobre, de ton tact, le penchant du juste et l’écoute. »
Patrick Laupin, 22 novembre 2009.